4

 

Quand Tuppence pénétra dans le salon de Sans Souci, juste avant le dîner, la pièce était déserte à la seule exception de la monumentale Mrs O’Rourke, assise près de la fenêtre comme quelque gigantesque Bouddha.

Mrs O’Rourke accueillit Tuppence par un flot de paroles cordiales :

— Tiens donc ! Ne serait-ce pas cette chère Mrs Blenkensop ? Vous êtes comme moi : vous aimez bien descendre un peu en avance et jouir de quelques minutes de tranquillité avant de passer à la salle à manger. D’autant que cette pièce est très agréable quand il fait beau et que les fenêtres sont ouvertes, ce qui évite les odeurs de cuisine… C’est atroce, ça, dans ce genre d’endroits, surtout quand il y a des oignons ou des choux en train de cuire. Venez vous asseoir à côté de moi, Mrs Blenkensop, et dites-moi ce que vous avez fait par cette belle journée et comment vous trouvez Leahampton !

Mrs O’Rourke provoquait chez Tuppence une fascination qu’elle maîtrisait mal. Elle évoquait on ne savait quelle ogresse de conte de fées dont le souvenir aurait surnagé. Avec sa corpulence, sa voix de basse profonde, le poil qu’elle affichait fièrement au menton, ses yeux malins et l’impression qu’elle donnait d’être plus grande que nature, elle évoquait incontestablement quelque fantasme enfantin.

Tuppence répondit que Leahampton commençait à lui plaire infiniment, et qu’elle s’y trouverait heureuse.

— C’est-à-dire, précisa-t-elle avec tristesse, aussi heureuse que je puis l’être avec cette angoisse épouvantable qui ne me quitte jamais.

— Allons, allons, n’allez pas vous ronger, lui conseilla Mrs O’Rourke avec bon sens. Vos merveilleux garçons vont vous revenir sains et saufs. Ça ne fait pas l’ombre d’un doute. L’un d’eux est dans la R.A.F., si j’ai bien compris ?

— Oui, Raymond.

— Et il est en France, maintenant, ou encore en Angleterre ?

— En ce moment, il est en Égypte, mais d’après ce qu’il disait dans sa dernière lettre… enfin, il ne le disait pas vraiment, mais nous avons notre petit code à nous, si vous me suivez bien : certaines phrases ont une signification bien précise. Je trouve que nous en avons bien le droit, vous ne croyez pas ?

— Je suis entièrement de votre avis ! répliqua Mrs O’Rourke avec vivacité. C’est un privilège imprescriptible des mamans.

— Vous comprenez, il me semble que je dois toujours savoir où il est.

Mrs O’Rourke hocha gravement sa tête de Bouddha :

— Je partage entièrement vos sentiments, croyez-moi. Si j’avais un fils là-bas, je ruserais avec la censure comme vous le faites, oh, que oui ! Et votre autre fils, celui qui est dans la Marine ?

Tuppence se lança dans la saga du soi-disant Douglas.

— Sans mes trois garçons, je me sens perdue, conclut-elle. C’est la première fois qu’ils sont tous les trois loin de moi. Et ils sont si gentils avec leur mère ! Au fond, je crois qu’ils me considèrent plus comme une amie que comme une maman…

Elle émit un rire laborieux :

— Il faut parfois que je me gendarme pour les obliger à sortir sans moi.

« Je suis vraiment en train de me faire passer pour la reine des enquiquineuses », pensa-t-elle. Elle n’en poursuivit pas moins :

— J’avoue que je ne savais plus quoi faire, ni aller. Le bail de ma maison, à Londres, arrivait à expiration et il me paraissait stupide de le renouveler. Alors j’ai pensé que si je me dénichais un petit coin tranquille, mais quand même bien desservi par le train…

À nouveau, le Bouddha hocha la tête :

— Je vous comprends parfaitement. Londres, en ce moment, ce n’est pas l’endroit rêvé. Ah, quelle misère !… Et Dieu sait que j’y ai vécu pendant des années ! J’étais une sorte d’antiquaire. Vous avez peut-être connu ma boutique, à Comaby Street, dans Chelsea ? À l’enseigne de Kate Kelly ? Ce que j’ai pu y avoir comme belles choses ! Vraiment de beaux objets… essentiellement de la verrerie. Du Waterford, du Cork… Superbes… Des lustres de cristal, des bols à punch, le tout à l’avenant. Et puis aussi de la verrerie d’origine étrangère. Et du petit mobilier – rien d’imposant, mais de jolies pièces d’époque, chêne ou noyer, essentiellement… Oui, de belles choses. Et puis j’avais une belle clientèle. Seulement voilà, quand il y a une guerre, tout fiche le camp. J’ai eu bien de la chance de m’en tirer avec un minimum de perte.

Un vague souvenir revint à la mémoire de Tuppence. Une boutique si pleine de verreries qu’on avait de la peine à s’y frayer un chemin ; une voix profonde, persuasive ; une femme imposante à l’aspect redoutable… Oui, elle avait sûrement eu l’occasion d’entrer chez Kate Kelly…

Cependant Mrs O’Rourke poursuivait :

— Mais je ne suis pas de celles qui passent leur temps à se lamenter – pas comme certains dans la maison. À commencer par Mr Cayley, avec ses écharpes, ses couvertures et les gémissements qu’il pousse sur ses affaires qui périclitent. C’est normal qu’elles périclitent, avec cette guerre… Et sa femme, bête à manger du foin… Et je ne parle pas de la petite Mrs Sprot, qui n’arrête pas de faire des histoires à propos de son mari.

— Il est sur le Front ?

— Pas lui !… Il est vaguement employé dans je ne sais quel cabinet d’assurances, un point c’est tout, et il a tellement peur des bombardements qu’il a envoyé sa femme ici depuis le début de la guerre. Remarquez bien, je trouve que c’est parfaitement justifié pour ce qui est de la petite – quel adorable bout de chou ! Mais cette Mrs Sprot qui se fait de la bile alors que son mari vient ici dès qu’il peut – et qui n’arrête pas de nous répéter qu’elle doit tant manquer à son Arthur… Soit dit entre nous, elle ne doit pas lui manquer tant que ça, à son Arthur ! Il a peut-être bien d’autres chats à fouetter !

— J’ai vraiment beaucoup de chagrin pour toutes ces mamans, murmura Tuppence. Si on laisse ses enfants partir tout seuls, on se fait un sang d’encre. Et si on part avec eux, c’est vraiment dur pour les maris qu’on abandonne.

— Eh oui !… Sans compter que c’est cher de tenir deux ménages.

— Ici, fit remarquer Tuppence, les prix paraissent raisonnables.

— Oui. On peut dire qu’on en a pour son argent. Mrs Perenna connaît son métier. Ce qui n’empêche qu’elle a des côtés bizarres.

— Comment ça, bizarres ?

Mrs O’Rourke cligna de l’œil :

— Vous allez me dire que je suis une incorrigible commère. Et c’est vrai. Je ne peux pas m’empêcher de m’intéresser à mes contemporains – c’est d’ailleurs pour ça que je m’assieds dans ce fauteuil aussi souvent que je peux. D’ici, on voit qui entre, qui sort, qui est dans la véranda et qui fait un tour dans le jardin. Mais de quoi parlions-nous, déjà ?… Ah ! oui, de Mrs Perenna et de ses bizarreries. Ou je me trompe fort, ou il y a eu un drame dans la vie de cette femme.

— Vous croyez ?

— J’en mettrais ma main à couper. Tout ce mystère dont elle s’entoure !… « De quel coin d’Irlande venez-vous donc ? » lui ai-je demandé. Eh bien ! vous me croirez si vous voulez, mais elle s’est rebiffée et m’a soutenu qu’elle n’était pas irlandaise pour deux sous.

— Parce que vous, vous pensez qu’elle l’est ?

— Ça va de soi ! Je connais mes compatriotes. Je peux même vous dire son comté d’origine. Mais là, vraiment ! « Je suis anglaise, gnagnagna, et mon mari était espagnol »…

Mrs O’Rourke se tut brusquement : Mrs Sprot faisait son entrée dans le salon, suivie de près par Tommy.

Tuppence se montra aussitôt enjouée :

— Bonsoir, Mr Meadowes. Vous m’avez l’air plein d’entrain, ce soir.

— De l’exercice, encore de l’exercice, voilà mon secret, répliqua Tommy. Un bon parcours de golf ce matin, et une bonne promenade le long de la mer cet après-midi.

— Moi, cet après-midi, j’ai emmené mon bébé à la plage, intervint Millicent Sprot. Elle aurait bien voulu faire trempette, mais je me suis dit qu’il ne faisait pas assez chaud. Alors je l’ai aidée à construire un château de sable, mais un chien en a profité pour s’emparer de mon tricot et m’en défaire des kilomètres. Oh ! j’étais catastrophée. Toutes ces rangées de mailles à reprendre, et moi qui tricote si mal…

— Vous, Mrs Blenkensop, vous vous débrouillez très bien avec votre passe-montagne, coupa Mrs O’Rourke en se tournant vers Tuppence. Vous avez avancé à une vitesse folle. Quand je pense que miss Minton nous disait que vous ne connaissiez rien au tricot !

Tuppence rougit légèrement. Mrs O’Rourke la regardait d’un œil malin. Elle finit par dire, avec ce qu’il fallait d’air offensé :

— Oh ! j’ai beaucoup tricoté dans mon existence. Je l’ai dit à miss Minton. Mais je crois qu’elle adore jouer les maîtresses d’école.

Chacun rit pour manifester son accord. Quelques minutes plus tard, les autres pensionnaires arrivèrent et le gong sonna pour annoncer que le dîner était servi.

Pendant le repas, la conversation tourna sur le passionnant sujet de l’espionnage et des espions. On ressortit naturellement les rumeurs les plus éculées : celle de la religieuse aux bras trop musclés, celle du respectable pasteur descendu du Ciel au bout d’un parachute, et trahi par un langage bien peu ecclésiastique au moment de son atterrissage brutal, celle de la cuisinière autrichienne qui dissimulait un émetteur radio dans la cheminée de sa chambre – sans compter toutes sortes d’incidents dont avaient eu vent des tantes éloignées ou qu’avaient failli vivre des cousins au quatrième degré. De là on passa tout naturellement aux activités de la Cinquième Colonne. On dénonça vigoureusement les fascistes britanniques, les communistes, le parti de la Paix et les objecteurs de conscience. Bref, c’était une conversation des plus ordinaires, et il s’en tenait d’analogues tous les jours. Tuppence n’en observa pas moins avec attention l’expression des visages et le comportement de chacun, tâchant de saisir une mimique ou un mot révélateurs. Mais c’était peine perdue. Seule Sheila Perenna s’abstint de prendre part à la discussion, mais on pouvait mettre son silence au compte de son mutisme coutumier. Son beau visage rebelle, couronné de cheveux noirs, arborait un air à la fois revêche et lointain.

Karl von Deinim était absent, ce soir-là, aussi les langues allaient-elles bon train.

Vers la fin du dîner, Sheila Perenna ouvrit enfin la bouche.

Mrs Sprot venait à l’instant de remarquer de sa petite voix flûtée :

— Je n’arrive pas à comprendre comment les Allemands ont pu commettre l’erreur monumentale, lors de la dernière guerre, de fusiller miss Cavell. Cela leur a mis le monde entier à dos.

Alors Sheila, rejetant la tête en arrière, lança sur le ton du défi adolescent :

— Pourquoi ne l’auraient-ils pas fusillée ? C’était une espionne, non ?

— Ah non ! pas une espionne !

— Elle aidait des Anglais à s’évader d’un pays ennemi. C’est pareil. Pourquoi ne l’auraient-ils pas fusillée ?

— Mais enfin, fusiller une femme – une infirmière, en plus…

Sheila se dressa :

— J’estime que les Allemands ont eu bien raison.

Puis, sortant par la porte-fenêtre, elle s’enfonça dans le jardin.

Le dessert, qui se composait de bananes pas mûres et d’oranges qui l’étaient trop, avait suffisamment séjourné sur la table. Chacun se leva, et on passa dans le salon pour prendre le café. Seul, Tommy s’éclipsa discrètement et gagna lui aussi le jardin. Il y trouva Sheila Perenna qui, penchée sur la balustrade de la terrasse, regardait la mer sans la voir. Il s’accouda à côté d’elle.

Au rythme précipité, haletant, de sa respiration, il comprit qu’elle était encore sous le coup d’une violente émotion. Il lui offrit une cigarette, qu’elle accepta.

— C’est une belle nuit, dit-il.

— Ça pourrait l’être, répliqua-t-elle d’un ton âpre.

Il la fixa, dubitatif. Et soudain il ressentit toute la vitalité de la jeune fille, tout son pouvoir de séduction. La vie grondait en elle comme un torrent impétueux. Il se dégageait d’elle une étonnante force d’attraction. C’était le type même de la fille pour laquelle un homme pouvait perdre la tête.

— S’il n’y avait pas la guerre, voulez-vous dire ? demanda-t-il.

— Ce n’est pas du tout à cela que je pensais. Je hais la guerre.

— Comme nous tous.

— Mais pas de la même façon que moi. Je hais le langage hypocrite qu’on emploie pour en parler, je hais toutes ces conventions – et par-dessus tout cet abominable, ce monstrueux patriotisme.

— Le patriotisme ? sursauta Tommy.

— Oui. J’exècre le patriotisme, vous comprenez ? La patrie, la patrie, la patrie ! Trahir la patrie… mourir pour la patrie… servir la patrie ! Mais enfin, qu’est-ce que ça veut dire, la patrie ?…

— Je ne sais pas, répondit Tommy avec douceur. Mais ça a un sens.

— Pas pour moi ! Oh ! pour vous, oui, certainement… Vous partez au bout du monde, vous faites votre petit commerce aux quatre coins de l’Empire britannique, et puis vous revenez, le teint boucané et la tête pleine de clichés, déblatérant sur le compte des indigènes, vous gargarisant sur leur impérieux besoin des Blancs civilisateurs et tout le baratin.

— J’espère que je vaux tout de même mieux que ça, murmura Tommy.

— Oh ! je reconnais que j’exagère un peu… Mais vous savez bien à quoi je fais allusion. Vous avez foi dans l’Empire britannique et vous croyez à cette stupidité de la mort pour la patrie.

— Ma patrie, ironisa Tommy, ne me paraît pas vraiment pressée de me voir mourir pour elle.

— Oui, mais vous ne demandez que ça. Et c’est ça qui est stupide ! Il n’est rien pour quoi il vaille qu’on meure. Tout ça, ce ne sont que des idées… du bavardage, du vent, des mots creux, des sornettes de la plus belle eau. Ma patrie n’a aucune signification pour moi.

— Un jour, vous serez bien étonnée de découvrir qu’elle signifie quand même quelque chose.

— Non. Jamais. J’ai trop souffert… j’ai trop vu…

Elle s’interrompit. Puis, tournée vers lui et soudain brutale :

— Vous savez qui était mon père ?

— Non, répondit Tommy, l’intérêt brusquement en éveil.

— Il s’appelait Patrick Maguire. Pendant la dernière guerre, il faisait partie… il faisait partie du groupe de sir Roger Casement, tous ces gens qui se battaient pour l’indépendance de l’Irlande. Et il a été fusillé, comme traître ! Tout ça pour rien ! Pour une idée – simplement parce qu’il s’était monté la tête avec tous ces Irlandais. Pourquoi n’est-il pas resté tranquillement chez lui, à s’occuper de ses petites affaires ? Pour les uns, c’est un martyr, et pour les autres un traître. Mais moi, je pense qu’il s’est seulement conduit… comme le dernier des imbéciles !

Tommy sentait que toute une révolte longtemps refoulée montait aux lèvres de la jeune fille.

— Alors, c’est ça, le fantôme avec lequel vous avez grandi ? demanda-t-il.

— Un fantôme, tout à fait. Ma mère a changé de nom. Nous avons vécu en Espagne pendant pas mal d’années. Alors elle raconte toujours que mon père était à moitié espagnol. Où que nous allions, nous débitions des mensonges. Nous avons traîné nos guêtres un peu partout sur le Continent. Et en fin de compte nous avons fini par atterrir ici, par ouvrir cet hôtel… et j’ai l’impression très nette que c’est vraiment ce que nous avons fait de plus affreux jusqu’à présent.

— Et quel est le sentiment de votre mère sur… sur ces problèmes ?

— À propos de la mort de mon père, vous voulez dire ?

Elle resta un instant silencieuse, étonnée, le front plissé :

— Je ne l’ai jamais su. Elle n’en parle jamais. Ce n’est pas facile de savoir ce que ma mère éprouve, ou ce qu’elle pense.

Tommy se contenta de hocher la tête.

— Je… je ne sais pas pourquoi je vous ai parlé de tout ça, jeta-t-elle. Je suis montée sur mes grands chevaux. Comment en sommes-nous venus là, déjà ?

— Une petite discussion sur Edith Cavell.

— Ah ! oui… le patriotisme. Je vous ai dit que je ne pouvais pas l’encaisser.

— Est-ce que vous n’auriez pas un peu négligé les paroles mêmes de miss Cavell ?

— Ses paroles ?

— Oui. Savez-vous ce qu’elle a dit avant de mourir ? Elle a dit : le patriotisme ne suffit pas. Je ne dois pas avoir de haine dans le cœur.

— Oh !…

Elle resta un instant immobile, comme frappée par la foudre.

Puis, pivotant sur les talons, elle disparut dans l’ombre du jardin.

 

*

 

— Alors, tu vois, Tuppence, tout semble coller.

Tuppence, songeuse, hocha la tête. Autour d’eux, la plage était vide. Elle s’était allongée, le dos appuyé à un brise-lames sur la crête duquel Tommy avait cru bon de se nicher – histoire de repérer quiconque pourrait s’approcher du front de mer. Non qu’il craignît réellement quelque rencontre embarrassante, car il avait pris soin de s’assurer auparavant de l’emploi du temps des pensionnaires de l’hôtel pour cette matinée. De plus, Tuppence et lui avaient donné à leur rendez-vous toutes les apparences d’une rencontre fortuite, aussi plaisante pour Mrs Blenkensop qu’un peu inquiétante pour Mr Meadowes.

— Mrs Perenna ? demanda Tuppence.

— Oui. Pas pour N. Pour M. Elle correspond bien à ce que nous cherchons.

Encore une fois, Tuppence hocha pensivement la tête :

— Oui. Elle est irlandaise – comme Mrs O’Rourke l’avait tout de suite flairé – et elle refuse de l’admettre. Elle a pas mal traîné sa bosse sur le Continent. Elle a changé de nom et s’est fait appeler Perenna, puis elle est arrivée ici et a ouvert cette pension de famille. Un petit chef-d’œuvre de camouflage, plein de raseurs inoffensifs. Son mari a été fusillé comme traître… elle aurait vraiment toutes les raisons pour diriger un réseau de la Cinquième Colonne dans ce pays. Oui, ça colle. Et tu crois que la fille est dans le coup, elle aussi ?

— Certainement pas, trancha Tommy. Sinon, elle ne m’aurait jamais parlé comme elle l’a fait. Tu sais, je me sens un peu… oui, un peu ignoble.

Tuppence manifesta sa compréhension :

— Oui, c’est exact. On se sent pas très net. D’une certaine façon, c’est un travail pas propre.

— Mais indispensable.

— Oh ! bien sûr.

Tommy rougit un peu :

— Je n’aime pas plus mentir que toi…

— Oh ! moi, ça m’est complètement indifférent, le coupa Tuppence. Et pour être honnête, je dois dire que je trouve un certain plaisir d’ordre esthétique dans mes mensonges. Ce qui me sape le moral, ce sont les moments où on oublie de mentir, où on est réellement soi-même… et où on obtient comme ça des résultats auxquels on ne serait pas arrivé autrement. C’est ce qui t’est arrivé hier soir avec cette gamine. C’est à ton vrai toi qu’elle a réagi. Et c’est pour ça que tu te sens mal à l’aise.

— Tu as peut-être bien raison, Tuppence.

— J’ai raison. Je le sais, parce que j’ai fait la même chose… avec le jeune Allemand.

— Et qu’est-ce que tu penses de lui ? s’enquit Tommy.

— Si tu veux mon avis, répondit-elle vivement, je pense qu’il n’a rien à voir avec tout ça.

— Grant est persuadé que si.

— Ton Mr Grant ! ricana Tuppence, soudain assombrie. Ah ! j’aurais bien aimé voir sa tête quand tu lui as parlé de moi…

— En tout cas, il a fait amende honorable. Maintenant, tu es bel et bien dans le coup.

Tuppence hocha vaguement la tête, mais n’en parut pas moins un peu distraite.

— Tu te souviens, après la dernière guerre ? finit-elle par lâcher. Quand nous étions aux trousses de Mr Brown ? Tu te rappelles comme on s’amusait ? Comme on avait l’exaltation facile ?

Le visage de Tommy se fit hilare :

— Tu penses si je m’en souviens !

— Tommy, pourquoi est-ce que ce n’est plus pareil aujourd’hui ?

Il prit le temps de la réflexion. La gravité marquait son visage calme, aux traits irréguliers :

— J’imagine que c’est… oui, une question d’âge.

— Tu ne vas pas me dire… que nous sommes trop vieux ? grinça-t-elle.

— Non. Je suis convaincu que non. C’est seulement que, cette fois-ci, ça ne va pas être amusant. Et pour bien d’autres choses, il en va de même. C’est la seconde guerre dans laquelle nous sommes impliqués… Et celle-là, nous la voyons de manière bien différente.

— Je sais. Nous avons compris le chagrin, et toutes ces vies gâchées, et puis l’horreur. Enfin, tout ce que nous étions trop jeunes pour voir vraiment.

— C’est ça. Pendant la dernière guerre, je me suis offert des peurs bleues de temps en temps. Quelquefois, ça n’est pas vraiment passé loin et, à une ou deux reprises, j’ai cru que je traversais l’enfer. Mais il y a eu aussi de bons moments.

— Ça doit être ce que Derek ressent, dit Tuppence.

— Il vaut mieux ne pas trop y penser, ma vieille, lui conseilla Tommy.

— Tu as raison.

Tuppence serra les dents :

— Nous avons une tâche à accomplir. Et nous l’accomplirons. Allons ! Au boulot ! Est-ce que nous avons trouvé en Mrs Perenna la personne que nous cherchons ?

— Nous pouvons au moins dire que nous avons de fortes présomptions. Et, à part elle, Tuppence, tu ne vois personne qu’il nous faudrait avoir à l’œil, non ?

— Non, personne, répondit Tuppence après réflexion. Évidemment, dès que je suis arrivée, la première chose que j’ai faite, ç’a été de passer tout l’hôtel au crible et d’étudier les possibilités éventuelles. Eh bien ! pour certains, il paraît invraisemblable de les impliquer.

— Par exemple ?

— Par exemple miss Minton, prototype de la vieille fille anglaise dans toute sa splendeur, et Mrs Sprot et sa Betty, et puis l’insipide et incolore Mrs Cayley.

— Oui, mais jouer les demeurées ne doit pas être sorcier.

— D’accord. D’un autre côté, la vieille fille chichiteuse ou la jeune mère débordée sont des rôles dans lesquels on peut facilement en faire trop – or ces deux bonnes femmes sont tout à fait naturelles. En plus, pour ce qui est de Mrs Sprot, il y a la gamine.

— J’imagine, hasarda Tommy, que même les agents secrets peuvent avoir des enfants.

— Oui, mais pas les emmener en mission. On ne mêle pas un gosse à ce genre d’affaire. Ça, j’en suis sûre, Tommy. Je le sais. Un enfant, on le tient à l’écart de ce genre de choses.

— Je capitule, grommela Tommy. Je t’accorde miss Minton et Mrs Sprot, mais je n’en dirais pas autant pour Mrs Cayley.

— Oui, effectivement, c’est un suspect possible. Parce qu’elle, elle en fait réellement trop. Ce que je veux dire, c’est qu’il ne peut quand même pas y avoir beaucoup de femmes aussi idiotes qu’elle en a l’air.

— J’ai souvent remarqué que les épouses dévouées deviennent faibles d’esprit…

— Et où as-tu remarqué ça ?

— Pas chez toi, Tuppence, la rassura Tommy. Ton dévouement à ma personne n’a jamais atteint de tels degrés.

— Pour un homme, concéda Tuppence, on ne peut pas dire que tu fasses trop d’histoires quand tu es malade.

Mais Tommy estima qu’il était temps d’en revenir au sujet de leur entretien :

— Il y a Cayley. On doit pouvoir lui trouver quelque chose de louche.

— On doit pouvoir, en effet. Et puis il y a encore Mrs O’Rourke.

— Qu’est-ce que tu en penses ?

— Je ne sais pas trop. Elle me dérange. Son côté pic et pic et colégram, si tu vois ce que je veux dire.

— Je crois, oui. Mais je suis persuadé que ça correspond seulement à une personnalité un peu envahissante. Et elle est envahissante.

— Et puis, dit Tuppence, rien ne lui échappe.

Elle venait de se rappeler la remarque de l’éléphantesque Irlandaise à propos de son tricot.

— Après ça, ne reste plus que Bletchley.

— Moi, je lui ai à peine adressé la parole. Celui-là, c’est tes oignons.

— J’ai l’impression que c’est tout bonnement un honnête vieux briscard. Enfin, c’est l’impression que j’ai.

— C’est bien ça le chiendent, dit Tuppence, exprimant ses interrogations profondes. Ce qu’il y a de moche dans un métier comme le nôtre, c’est qu’on regarde à la loupe des gens tout ce qu’il y a d’ordinaires et qu’on les retourne comme des crêpes pour voir s’ils ne pourraient pas par hasard satisfaire notre curiosité morbide.

— À ce propos, j’ai déjà lâché quelques ballons sondes en direction de Bletchley, annonça Tommy.

— Lesquels ? J’ai moi-même deux ou trois expériences en projet.

— Bah ! les mini-chausse-trappes courantes – lieux et dates, tout ça, quoi !

— Pourrais-tu condescendre à rétrograder au général pour le particulier ?

— Imagine par exemple qu’on discute de chasse au canard. Il me parle des marais du Fayoum, là-bas, en Haute-Égypte – beaucoup de gibier, et telle année, et tel mois… Et une autre fois, c’est moi qui fais allusion à l’Égypte, mais à propos d’un tout autre contexte : les momies, Toutankhamon, le musée du Caire – est-ce qu’il les a vus ? et quand donc ? Il n’y a plus qu’à comparer les réponses. Ou alors avec les paquebots de la P&O. Je cite un ou deux noms, je glisse que tel bateau était particulièrement confortable… Et lui me parle de tel ou tel voyage et, un peu plus tard, je vérifie. Tu vois, rien de bien sérieux, rien qui puisse le mettre sur ses gardes. Un petit examen d’authenticité, quoi !

— Et jusqu’à présent, il ne s’est jamais coupé ?

— Pas une seule fois. Or, permets-moi de te dire, Tuppence, que c’est un très bon test.

— Oui. Mais je suppose que si il était N ou M, sa petite histoire serait parfaitement au point.

— Sûrement. Dans les grandes lignes. Mais pour ce qui est des broutilles, c’est une autre paire de manches. On risque de se souvenir de trop de choses – plus que ne s’en rappellerait un individu de bonne foi. Quelqu’un qui n’a rien à se reprocher ne peut pas te dire à brûle-pourpoint si telle partie de chasse s’est déroulée en 1926 ou en 1927. Il faut qu’il réfléchisse un peu et qu’il fouille dans sa mémoire.

— Et, jusqu’à présent, tu n’as pas pris Bletchley en défaut ?

— Jusqu’à présent, il a réagi de la manière la plus normale.

— Alors, résultat négatif ?

— Sur toute la ligne.

— Bon, conclut Tuppence, à moi, maintenant, de t’exposer quelques-unes de mes petites idées.

 

*

 

Sur le chemin du retour, Mrs Blenkensop passa par le bureau de poste où elle fit l’emplette de quelques timbres. Puis, s’engouffrant dans une des cabines téléphoniques, elle composa un numéro et demanda à parler à un certain Mr Faraday. Il s’agissait en fait de la procédure fixée pour les communications avec Mr Grant.

Elle en sortit toute souriante et poursuivit sa route d’un train tranquille, s’arrêtant encore pour acheter de la laine à tricoter.

L’après-midi était agréable, avec une brise légère. Tuppence maîtrisait de son mieux l’énergie coutumière de sa démarche pour s’en tenir à l’allure compassée qui correspondait à sa conception du rôle de Mrs Blenkensop : cette pauvre Mrs Blenkensop n’avait pas grand-chose d’autre à faire pour s’occuper que de tricoter – assez médiocrement – et d’écrire à ses trois fils. Elle passait apparemment son temps à leur écrire – même si, parfois, elle abandonnait ses lettres sans les avoir achevées. Tuppence remonta lentement vers Sans Souci. Comme la route se terminait en cul-de-sac à la hauteur du Repos du contrebandier, la maison du capitaine Haydock, il n’y avait pratiquement jamais de circulation, à part, dans la matinée, quelques camionnettes de livraison.

Elle parcourut donc la suite des villas, s’amusant à noter leurs noms. D’abord Bella Vista, sans doute choisi par goût du paradoxe car la maison n’offrait sur la mer qu’un panorama des plus restreints alors qu’elle bénéficiait sur ses arrières d’une vue imprenable sur la masse victorienne d’Edenholme. Puis venaient ensuite Karachi et Shirley Tower. Il y avait encore Sea View – cette fois, c’était justifié –, Castle Clare, bicoque qui n’avait rien d’un château, et Trelawny, établissement conclurent de celui de Mrs Perenna. Et tout cela s’achevait sur la masse brun-rouge de Sans Souci.

Ce ne fut que lorsqu’elle parvint à quelques mètres de l’hôtel que Tuppence remarqua une femme qui, plantée devant la grille, s’efforçait de regarder au travers. Toute son attitude proclamait tension et vigilance.

Presque inconsciemment, Tuppence s’efforça d’amortir le bruit de ses semelles et se mit à marcher sur la pointe des pieds. C’est pourquoi la femme ne s’aperçut de sa présence que quand Tuppence se trouva juste derrière elle. Elle se retourna en sursaut.

C’était une femme de haute taille, pauvrement vêtue – misérablement, même –, dont la physionomie trahissait l’origine étrangère. Elle avait passé la première jeunesse, et sans doute se trouvait-elle proche de la quarantaine. Sa mise et ses traits présentaient un contraste flagrant. Elle était blonde, avec de hautes pommettes, et il était évident qu’elle avait été belle – elle l’était d’ailleurs encore, d’une certaine façon. Pendant une fraction de seconde, Tuppence eut le sentiment que ce visage lui était familier. Cette impression ne dura pas. Mais ce n’était pas, pensa-t-elle, un visage qu’on pouvait facilement oublier.

À l’évidence, la femme avait été surprise, et Tuppence ne manqua pas de noter qu’elle avait rougi. Était-ce un symptôme à retenir ?

— Pardonnez-moi, dit Tuppence, vous cherchez quelqu’un ?

— Ce maison, Sans Souci ? demanda la femme avec un fort accent slave et en articulant avec soin comme si elle avait appris cette phrase par cœur.

— Oui. C’est là que je réside. Vous cherchez quelqu’un ?

Une seconde d’hésitation. Puis :

— Vous pouvez dire, s’il vous plaît. Il y a ici un Mr Rosenstein, non ?

Tuppence secoua la tête :

— Mr Rosenstein ? Non, je suis désolée. Mais peut-être a-t-il séjourné là, et puis est-il reparti. Voulez-vous que je demande à la propriétaire ?

L’inconnue eut un geste de refus :

— Non… Non… Erreur je faisais. Pardon, s’il vous plaît.

Puis elle tourna vivement les talons et s’élança à grands pas dans la descente.

Soupçonneuse, Tuppence la regarda s’éloigner. La manière dont cette femme s’était exprimée ne correspondait pas à son comportement. Il paraissait plus que probable que le Mr Rosenstein en question était purement fictif et que la femme avait utilisé le premier nom qui lui était passé par la tête.

Sans barguigner, Tuppence se lança à son tour sur la chaussée. Mue par une sorte de pressentiment, elle voulait suivre cette femme.

Mais elle s’arrêta bien vite. Entamer une filature risquait d’attirer fâcheusement l’attention sur elle. Elle avait eu trop évidemment l’intention de rentrer à Sans Souci quand elle avait entamé la conversation avec la femme. Être vue dans son sillage pourrait susciter la méfiance et donner à penser aux curieux que Mrs Blenkensop n’était pas exactement ce qu’elle prétendait être – dans l’hypothèse, bien entendu, où l’inconnue ferait partie de l’organisation ennemie.

Non. Il fallait à tout prix que Mrs Blenkensop ne s’écarte pas de son rôle de composition.

Tuppence revint sur ses pas et s’arrêta un instant dans le hall de Sans Souci. L’hôtel paraissait désert, comme c’était en général le cas en début d’après-midi. La petite Betty faisait la sieste et les autres pensionnaires étaient sortis ou se reposaient dans leur chambre.

Seule dans le hall, Tuppence réfléchissait à l’étrange rencontre qu’elle venait de faire quand elle perçut un faible son. Mais un son qu’elle connaissait bien : le grelottement d’un téléphone.

À Sans Souci, l’appareil principal se trouvait dans le hall. Et ce que Tuppence avait entendu ne pouvait provenir que d’un second poste qu’on avait décroché, ou raccroché. Et il n’y avait justement qu’un autre poste dans la maison. Dans la chambre de Mrs Perenna.

Tommy aurait peut-être hésité. Mais Tuppence ne tergiversa pas. Avec des gestes prudents, elle décrocha le récepteur du hall et colla son oreille à l’écouteur.

Il y avait quelqu’un sur la ligne. Un homme, qui disait :

— … tout se passe très bien. Donc, le 4, comme prévu.

Une voix de femme répondit :

— Oui. Allez-y.

Et la communication fut coupée.

Tuppence demeura immobile, le front plissé. S’était-il agi de la voix de Mrs Perenna ? Avec trois mots seulement, il était bien difficile d’en avoir la certitude. Si seulement la conversation s’était poursuivie un peu plus longtemps ! Quoi qu’il en soit, peut-être n’avait-elle surpris qu’un dialogue des plus banals – rien dans les mots attrapés au vol ne donnait à penser le contraire.

Une ombre se silhouettait sur la porte vitrée. Tuppence sursauta et remit le combiné en place au moment précis où Mrs Perenna faisait son entrée dans le hall :

— Quel bel après-midi, dit-elle. Vous sortiez, Mrs Blenkensop, ou vous venez juste de rentrer ?

Ce n’était donc pas Mrs Perenna qui était au bout du fil. Tuppence marmonna qu’elle venait de faire une bonne petite promenade et se dirigea vers les escaliers. Mrs Perenna lui emboîta le pas. Elle paraissait plus grande que de coutume et, pour la première fois, Tuppence remarqua sa carrure athlétique.

— Il faut que je dépose mes affaires, balbutia-t-elle en commençant de gravir les marches.

Mais, en arrivant sur le palier, elle se heurta à la vaste corpulence de Mrs O’Rourke qui barrait la volée de marches supérieure :

— Tiens, tiens, Mrs Blenkensop… Vous me semblez bien pressée, aujourd’hui…

Mrs O’Rourke ne bougeait pas. Elle se contentait de sourire à Tuppence. Comme toujours, il y avait dans son sourire une nuance un peu effrayante…

Et soudain, sans raison, Tuppence se mit à paniquer.

En haut, la monumentale Irlandaise, avec son sourire et sa voix tonnante, lui barrait le chemin. En bas, Mrs Perenna lui coupait la retraite.

Tuppence jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. La menace qu’elle lisait sur les traits de Mrs Perenna était-elle pure illusion de sa part ? « Absurde, se dit Tuppence, absurde ! Au grand jour, dans un banal hôtel de villégiature ? » Mais la maison était trop tranquille. Trop silencieuse. Et elle, là, dans les escaliers, coincée entre ces deux femmes… Elle ne se trompait pas. Il y avait réellement quelque chose d’étrange dans le sourire de Mrs O’Rourke. Une vraie férocité. « Comme un chat qui joue avec une souris », pensa-t-elle en un éclair.

Et, tout d’un coup, la tension s’évanouit. Un petit personnage arrivait comme une flèche en haut de l’escalier, gazouillant un pépiement aigu. C’était la petite Betty Sprot, vêtue d’une brassière et d’une barboteuse. Elle passa sous les jupes de Mrs O’Rourke, cria joyeusement « Coucou ! » et vint se jeter dans les bras de Tuppence.

L’atmosphère avait changé. Mrs O’Rourke n’était plus qu’une gentille ogresse souriante qui s’exclamait :

— Ah ! quel petit ange ! On devient une grande fi-fille !

Au rez-de-chaussée, Mrs Perenna s’était engouffrée dans le couloir de la cuisine. Prenant Betty par la main, Tuppence contourna la masse imposante de Mrs O’Rourke et passa dans le corridor où Mrs Sprot attendait le retour de la petite fugueuse.

Tuppence pénétra avec Betty dans la chambre de Millicent Sprot et ne put s’empêcher de ressentir une sorte de soulagement. Les vêtements de la petite fille posés sur le lit, les jouets en peluche, le lit d’enfant à barreaux de bois peint, le sourire bêlant du peu séduisant Mr Sprot, dans un cadre, sur la coiffeuse, et Mrs Sprot débitant ses platitudes sur les scandaleux tarifs des blanchisseries et dénonçant la mauvaise volonté de Mrs Perenna qui refusait que ses hôtes se servent de leur fer à repasser…

Tout était normal, rassurant, ordinaire…

Et cependant, à l’instant même, dans les escaliers…

« Ce sont mes nerfs, se dit Tuppence. Uniquement mes nerfs. »

Ses nerfs, vraiment ?… Il y avait pourtant bien eu quelqu’un qui téléphonait de la chambre de Mrs Perenna. Mrs O’Rourke ?… Ç’aurait été une conduite bien étrange. Évidemment, cette façon de faire donnait, en principe, la certitude de n’être entendu de personne dans l’hôtel.

De toute façon, l’échange avait été réduit à l’essentiel :

— Tout se passe très bien… Donc le 4, comme prévu…

Cela pouvait n’être ni intéressant ni compromettant – ou bien cela pouvait l’être au plus haut point.

Le 4. S’agissait-il d’une date ? Le 4 d’un mois quelconque ?

Ou encore le siège numéro 4, ou le quatrième lampadaire à partir de la gauche, ou le quatrième brise-lames… Comment le savoir ?

Mais, au fond, était-ce réellement significatif ?

Si ça n’avait été que la confirmation d’un rendez-vous banal ? Et si Mrs Perenna avait autorisé Mrs O’Rourke à se servir du téléphone de sa chambre chaque fois qu’elle en avait envie ?

Et cette ambiance étrange dans les escaliers, ce moment de tension, ce n’était peut-être que ses nerfs qui lui jouaient bel et bien un tour…

Cet hôtel trop tranquille… cette impression inquiétante, sinistre…

« Vous feriez mieux de vous en tenir aux faits, Mrs Blenkensop, s’admonesta Tuppence. Et de vous remettre à la tâche. »